L’expérience de la peinture 
Par Anne-Marie Dubois
Jamais éculée, toujours curieuse et obstinée, la peinture de Jean-Sébastien Denis n’a de cesse de remettre en question ses atours et ses moyens, redéfinissant inlassablement avec intelligence et adresse la périphérie de ses possibles. Depuis de nombreuses années, l’artiste interroge les inflexions spatiales et sémantiques de la picturalité, s’inscrivant au diapason d’une réflexion plus large sur le mouvement et la précarité, mais plus encore, sur la relation entre corps regardant et espace regardé. En dialogue avec le monde qui nous entoure, le travail du peintre cherche à traduire la complexité rhizomatique des interrelations qui nous forgent et nous définissent. Chaos organisés où les éléments graphiques côtoient les éléments peints en des jeux de tensions et de concomitances réciproques, les tableaux de Denis traduisent en effet la poétique de notre contemporanéité schizophrène, se faisant chevaucher l’organique et le cartésien en une peinture à la fois intuitive et méthodique.
Le dessin a toujours été à ce titre extrêmement important chez l’artiste, qui en revalorise les usages dans le cadre d’une réflexion picturale très actuelle, évoquant avec acuité son usage académique séculaire en peinture et, incidemment, son rôle matriciel à la fois antinomique et consubstantiel à elle. Graphités, architecturés ou calligraphiés, dessin et peinture échangent chez l’artiste leurs formes et leurs manières jusqu’à brouiller les frontières propres à leur genre. Avec une modestie du geste et une économie de moyens qui n’ont d’égale que la grande maîtrise du peintre de sa discipline, le projet pictural de Denis se résume en fin de compte à une métapeinture intéressée par ses propres référents – planéité, perspective, cadre, plan, surface – et à l’importance sans cesse réitérée du corps dans l’expérience de perception de l’œuvre peinte. En empruntant à la sculpture sa tridimensionnalité et à la performance l’ingérence du corps dans l’appréciation de ses toiles, l’artiste sème des pistes de réflexion dont le mandat est de remettre en question le caractère factice de la représentation comme espace clos autonome et d’engager le public à une déconstruction/reconstruction des lieux de la peinture. Il s’agit plus spécifiquement de reconnaître les « territoires » de la picturalité, terme qui invite aux déambulations plus qu’à l’inertie contemplative, à l’organique plutôt qu’à la rationalité, bref, à l’expérimentation corporelle des possibles états de la peinture.
Sans prétention, chaque tableau s’offre ainsi comme une mise en abîme critique du cube blanc, voire de l’histoire de l’art elle-même, édifiée sur une vision paragonale des pratiques artistiques, vues comme mutuellement exclusives. En récupérant de l’atelier des bouts de tableaux, des rubans adhésifs, un support de bois, des photographies ou des fragments hétéroclites d’images, Denis construit des tableaux-territoires qui pointent l’abstraction des catégories peinture/sculpture et, par la bande, déjoue notre pulsion scopique au profit d’une expérience immersive engageant le corps tout entier. La peinture de Denis se réfléchit constamment en tant qu’entité.
Plus récemment, l’artiste s’est intéressé à l’expérience de la couleur, usant davantage de la photographie ou du collage pour interroger les qualités « corporelles » du pigment. Reprenant sa signature visuelle unique d’où émergent des références explicites à l’expressionnisme abstrait et à l’abstraction géométrique, ces explorations picturales se sont matérialisées en de véritables expérimentations sensibles de la couleur, devenue maîtresse de la composition comme de l’expérience esthétique. Si l’espace demeure toujours et encore au cœur des lubies plastiques de Denis, c’est dorénavant par le truchement de la couleur que ces désirs s’incarnent pleinement, injectée d’une vitalité à la fois dramatique et électrisante. Jadis travaillés à partir du geste graphique, les nouveaux tableaux que nous présente l’artiste avec l’exposition Constructions et aberrations chromatiques s’offrent ainsi comme terrain fertile où se sédimentent les aplats de matière, les épanchements de pigments et les fragments de toiles anciennes, découpées puis recollées. Chaque canevas raconte une histoire matérielle de la peinture en train de se faire. Ici, la surface de la toile, que l’artiste a délibérément laissée en jachère quelques heures, quelques jours – le temps que s’imbibe de peinture la fibre de coton –, se fait peau, véritable chair picturale où le pigment s’épanche. Là, de vigoureux coups de brosse laissent dans leurs larges sillons une couleur en mouvement, déjouant la pureté attendue du fond repoussoir et brouillant au passage ce qui, du fond ou de la forme, a priorité sur l’autre. Là-bas encore, des steppes monochromes et saturées d’un pigment empâté plongent le regard profondément dans l’espace du tableau, absorbant du même coup nos corps subjugués par la matière.
Bien qu’endosser le titre de coloriste ne soit pas chose innée pour lui – et que le dessin prenne assurément encore beaucoup de place au sein de son esthétique –, l’artiste fait ici de la couleur sa principale muse, égérie auprès de qui il trouve à la fois confort et inconfort. Un signe éloquent que la tension demeure toujours un vecteur de création déterminant pour l’artiste, lequel semble avoir une prédilection pour les états duels, voire le malaise. Une tension qui s’architecture souvent sur les dichotomies et les états liminaux de la peinture. Si la couleur se fait certes plus ostensible, c’est grâce à des jeux de masses colorées et d’accumulation de matière somme toute à la fois très graphiques, car structurés par le dessin, et très sculpturaux, car conscients de l’espace. En effet, ces différents états de la peinture – découpée, superposée, tailladée, brossée, imbibée, tracée, photographiée, collée – prennent forme à l’intérieur d’espaces toujours soucieux du cadre. Car qu’on ne s’y trompe pas. Sous leur vernis d’autonomie et leur caractère animé, les toiles ne prétendent jamais être laissées à elles-mêmes comme l’auraient souhaité les modernistes. Cette fausse désinvolture de la couleur, au contraire le fruit d’innombrables essais-erreurs de l’artiste, se bute ultimement sur un cadre, rappel incessant de la relation de réciprocité qu’entretien la peinture avec son support. Comme l’admoniteur pointant ce qu’il y a à voir dans chaque tableau, le cadre est parfois doublé par un trait, une masse de couleur, redirigeant le regard errant vers l’intérieur. La manière est tantôt franche et directe, alors que la couleur épouse les contours du canevas, tantôt subtile et détournée grâce à l’usage de lignes convergentes dont les louvoiements se chevauchent au centre du tableau. Si on peut dire des œuvres de Denis qu’elles sont en quelque sorte des sculptures sur socle, c’est que la peinture se fait l’objet même du tableau, lequel, dans un élan autodidactique, pointe inlassablement sa propre fonction d’appui.
On pourrait dire que Denis ne cherche pas tellement à mettre en relief une « vérité des couleurs », pas plus qu’à défier l’illusoire qui caractérise toute représentation, quoiqu’il s’agisse encore là de notions essentielles à ses réflexions en tant que plasticien. La dimension quasi dramatique – ou du moins bouleversante – qui habite ses tableaux, devant lesquels on ne peut rester de marbre, se nourrit de ces jeux de perception et de faux-semblants qui engagent le corps tout entier dans l’expérience de l’œuvre, dans l’expérience de la peinture. Et c’est là peut-être tout le génie de l’artiste : révéler la double capacité de la peinture à se jouer de la frontière souvent ténue entre fiction et réalité, entre ce que l’on connaît et maîtrise et ce qui échappe complètement à notre contrôle.
Extrait du texte de Katrie Chagnon "La peinture et ses dessous'', catalogue d'exposition, édition Simon Blais, 2008
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Devant un tableau, le regard fait toujours plus que contempler ce qui lui est donné à voir : il cherche, il creuse, il interroge. Il veut voir au-delà ou en deçà de l’image, ce qu’il y a derrière et en dessous; bref, son « désir de voir » se tourne toujours vers ce qui lui manque, le mystère de la peinture, sa genèse et son déploiement temporel.
Dans son engagement particulier avec le regard, l’expérience picturale est donc de part en part habitée par la question du « faire ». Aussi, cette question apparaît aujourd’hui comme un lieu de réflexion privilégié pour les peintres, qui manifestent un intérêt renouvelé pour la poïétique, c’est-à-dire pour le processus de création dans ses différents moments, ses exigences et ses possibilités. Les théoriciens de la peinture contemporaine s’entendent en effet pour dire qu’il ne s’agit plus de savoir ce qu’est la peinture – question essentialiste qui a prévalu dans l’art du 20e siècle –, mais d’observer plutôt comment elle se fait ou peut se faire. La peinture s’ouvre ainsi au problème de la temporalité – ou des temporalités : celle de l’artiste et celle du spectateur appréhendées dans leur dialogue rythmique.
Jean-Sébastien Denis est de ceux pour qui la peinture ne peut se définir uniquement par les objets qu’elle produit. Elle est toujours incomplète et en devenir puisqu’elle résulte du travail de l’œil et de l’esprit aussi bien que de celui du corps et de la main. Les tableaux finis prennent place au sein d’un réseau complexe d’expériences passées, présentes et futures qui participent également à la mise en œuvre de leur signification. Ce sont des concentrés de temps, des espaces de tensions et d’interactions qui laissent entrevoir les événements contradictoires du travail plastique et réflexif d’où ils émergent. En ce sens, les tableaux de Jean-Sébastien Denis révèlent ce que Barry Schwabsky nomme la « peinture-verbe », celle qui prend place dans la durée de son élaboration, comme processus de transformation.
De fait, les œuvres de cet artiste traitent du mouvement et de l’instabilité des choses. Son approche de l’abstraction, informée par l’abstraction lyrique et l’expressionnisme abstrait, s’inspire de l’expérience visuelle et physique du monde, de son agitation chaotique et des multiples réalités qui s’y rencontrent. Les forces mouvantes de la nature, de même que les flux virtuels et autres espaces circulatoires structurant le réel sont enregistrés par l’artiste et transposés dans un langage plastique hybride, composé de différents procédés picturaux et graphiques qui cohabitent au sein d’espaces hétérogènes. Métaphore de l’écoulement du temps et de la complexité du monde, la surface picturale est d’abord appréhendée par Denis tel un « réceptacle » d’expériences plastiques diverses. Des éléments disparates y sont entassés par accumulation, comme autant de traces et de fragments temporels aux multiples raccordements possibles. C’est par un investissement du potentiel « relationnel » de ce réservoir d’expérimentations que Jean-Sébastien Denis construit ensuite la syntaxe de ses tableaux, qui deviennent de véritables « labyrinthes » visuels où, selon l’expression d’Henri Focillon, « notre pensée chemine, à la fois égarée et conduite ».

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